Nous sommes environ 150, samedi, il est 9h du matin, samedi. L'animatrice fluette sur l'estrade dressée dans cette grange vieille de 300 ans, vient de nous demander de nous lever. Puis, elle chuchote une série d'onomatopées plutôt amusantes que l'assemblée essaie de répéter. Elle recommence l'exercice, modulant le volume, complexifiant l'exercice de 4 phrases incompréhensibles qui deviennent musicales. Elle demande une dizaine de volontaires pour l'accompagnement instrumental. Pris au jeu, je rejoins la petite troupe improvisée et me retrouve avec un petit tambourin en main.
La prof de musique, d'origine anglaise, nous donne les quelques rythmes que nous devons, tambourins, triangles, sorte de cythares et autres percussions, nous approprier pour accompagner les chants. Attentive, elle observe que je rate à chaque fois la fin de la deuxième phrase musicale. Et là elle fait 2 choses remarquables : elle dit (mais tout bas car tout le monde est attentif) "nous allons l'aider", et elle change de modèle. En fait, elle change de gestuelle : pour m'indiquer qu'il faut que j'allonge le rythme en fin de deuxième phrase, elle plie les genoux et fait glisser ses mains sur ses cuisses, signifiant ainsi la durée étendue à respecter. J'intègre immédiatement. Ce paragraphe que je viens d'écrire en 5 minutes correspond à un événement qui a pris 30 secondes.
150 personnes chantent à plusieurs voix, accompagnées de percussionnistes de passage, sourires et harmonie musicale tout simplement...
Introduction à ce que je comprends de la pédagogie Steiner : ce que nous expérimentons, nous l'intégrons.
La veille, un cherheur au CNRS, ancien élève des écoles Steiner, nous décrivait avec émotion l'expérience d'un pneu gonflé à bloc, puis vidé rapidement de son air. Il jalonait son discours de tout ce que ce simple exercice ouvrait comme perspective d'interrogations : la dureté du pneu et sa chaleur, l'effort considérable des bras pour amener la pression à 7 bars, le bruit étrange et perçant lors du dégonflage, le brin de givre qui s'était alors formé sur la valve, la molesse du pneu quand il fut vidé de son air. Toutes ces observations, brandies avec des yeux écarquillés, trouvèrent leur point d'orgue assourdissant dans la seule formule écrite au tableau résumant le phénomène : PV = nRT. Formule magique et synthèse métaphysique de nature à donner en patûre à nos chers enfants : "le monde est résolu dans une série d'équations."
Que dire de la conférence sur le sucre et la farine. Sucre qu'on peut presque indéfinimment dissoudre dans l'eau, alors que la farine résiste et se transforme en colle. Aspect ressemblant, goûts différents, place énorme dans notre vie et peu de considération à nos yeux. Raymond Burlotte, l'orateur nous a passionné 40 minutes... Je n'ai pas résisté à la question qui me brulait la tête : "comment entretenir/réveiller l'étonnement de nos enfants, dans le fracas où ils vivent ?" Douce et simple comme tous les échanges du colloque, la réponse lumineuse et évidente nous a été suggérée... C'est ma propre attitude d'étonnement quotidienne qui peut nourrir celle de mes enfants. Bien sur...
Dans l'atelier "mécanique", le professeur/le pédagogue dit-on ici avec justesse, nous a tenu en haleine 1h30 avec 2 expériences simplissimes : soupeser une pierre et une lourde boite et tenter d'évaluer quel était le plus lourd des fardeaux, observer comment un petit carton puis plusieurs planchettes finissaient par rompre sous l'effet de la pression. Les instruments, les craquements, les déformations, la poussière, la rainure de la pression dissymétrique de l'éclatement du bois sur l'autre face, la forme des fibres, le point de rupture, etc... nombre d'observations simples et étonnantes ! Quant à la pierre et la boite, s'il nous a presque paru évident pour tous que la pierre semblait plus lourde - ce que nous n'avons volontairement pas vérifié sur une balance - nous fûmes bien incapables de dire si elle était 2 fois plus lourde, 1 fois et demi, ou autre... Alors que cet exercice de comparaison est plus accessible pour la hauteur ou longueur - approximativement, je peux dire que cet objet est 2 fois plus grand que celui-là.
Et l'atelier musical où j'ai découvert comment de jeunes enfants peuvent comprendre le rythme. Et l'exposé de français ou l'enseignant nous a raconté l'introduction du conditionnel en 6ème (et pas avant car l'enfant ne perçoit pas, plus jeune, cette notion), conditionnel amené par la composition d'un poême : "si j'étais un oiseau..." Et le témoignage de cette retraitée racontant comment les gamins de la maternelle avait construit des étagères 2 fois plus hautes qu'eux, en inventant tout le processus de construction. Et l'expérience de chauffe d'un bocal d'eau avec échange de chaleur et transfert de liquide avec un récipient voisin, conduite tranquillement, et finissant sur une bordée de 15 questions que soulevait l'expérience.
Que dire des débats, de l'attention de tous, de l'écoute et du respect des témoignages. Que dire de la lithanie de fragilité, présentée par les représentants d'une douzaine d'école en France, face à une administration tatillone qui, n'apportant nulle contribution financière, fait vaciller au dessus des têtes des courageux pionniers qui tentent d'apporter une alternative enthousiasmante à notre école républicaine sclérosée, l'épée de Damoclès du respect des conformités en tout genre.
Ce weekend m'a beaucoup troublé. Comment se fait-il qu'une pédagogie aussi lumineuse, constamment en recherche et en questionnement, ouverte au débat, où le statut de pédagogue ne semble pas donner cette condescendance habituelle envers les parents et envers les enfants, cette pédagogie qui privilégie l'expérience personnelle, comment se fait-il qu'elle reste si confidentielle ? J'ai appuyé dans mes contributions la question de l'argent. Le mot est tabou en France. Pourtant, l'argent est le moteur des projets. Sans argent, les plus belles intitatives sont en danger. Aller chercher de l'argent auprès des institutions est vain (ils l'ont placé dans les banques, et pourquoi financer un système libre et alternatif ?). Quelques puissants détiennent des moyens gigantesques... comment les toucher ? Comment expliquer que l'avenir de la planête, certes ce sont des éoliennes, des voitures sans pétrole, i tutti quanti, mais c'est surtout dans l'investissement urgent qu'il convient d'arbitrer en faveur d'une naissance nouvelle de l'éducation de nos enfants. Que vont-ils faire des verbes "Avoir" et "Paraître" qu'ils conjugent à tous les temps ?
La rencontre avec les écoles Steiner - que fréquentent 3 de nos enfants - ce weekend en autre monde, marque pour toujours.
Dernière anecdote personnelle : je suis ingénieur en génie électrique. In - génie - eur en génie... 2 fois génie. Quand j'ai installé l'électricité dans le cabanon de mon jardin, j'avais repris mes branchements une demi-douzaine de fois et fait sauter les plombs autant ! Vanité de diplômes dont la trace ne signifie pas grand'chose...
Cet article est dédié à Sandrine dont l'intuition tenace nous a conduit à bousculer le cours de notre histoire...